INTRODUCTION

Refaire le Monde

 

Les innombrables récits médiévaux qui constituent ce qu’on appelle les Romans de la Table Ronde, bien qu’étant dus à de multiples auteurs, bien qu’étant écrits en différentes langues, bien qu’étant dispersés sur un long espace temporel et géographique, forment cependant une totalité, et il est bien difficile de ne pas supposer, à travers leur diversité, une probable unité de conception, sinon de composition. Éclos, ou plutôt scriptés entre le XIe et le XVe siècle, ils se présentent comme une suite d’épisodes, d’aventures héroïques ou merveilleuses à travers lesquels se dessine un plan d’ensemble qui est incontestablement d’origine mythologique et remonte ainsi à cette « nuit des temps » si favorable à l’explication symbolique du monde.

Car c’est toujours le « il était une fois », c’est-à-dire le in illo tempore des évangiles dominicaux, qui introduit et domine une tradition ayant pour objectif de relier la vie contemporaine à des temps mythiques où tout était potentialité pure, ce qui justifie d’emblée les moindres contradictions de l’Histoire considérée comme une ligne continue, avec ses variantes, ses fréquences et ses distorsions. Et il est bien évident que les Romans de la Table Ronde, traversés par des héros fulgurants comme Lancelot du Lac, l’enchanteur Merlin, la fée Morgane et autres personnages cristallisant l’action humaine dans une direction déterminée, obéissent aux mêmes lois inéluctables de la mémoire ancestrale, à la fois irrationnelle et logique, paradoxale et soumise aux idéologies successives qui régissent les sociétés au fur et à mesure de leur degré d’ouverture sur l’échelle du Temps.

Il faut toujours éviter de tomber dans les pièges du définitif et se libérer de toute contingence pour tenter d’atteindre l’infinitif. C’est pourquoi, semble-t-il, tant d’auteurs, romanciers, conteurs ou poètes, se sont lancés hardiment dans cette aventure invraisemblable qui consiste à tracer les points de repère d’une « quête du Graal » sans cesse commencée et jamais terminée. Les Romans de la Table Ronde forment un « cycle » dont le point central est cet objet mystérieux, présent dans l’imaginaire et paradoxalement plus présent par son absence parce qu’il cristallise à lui seul les pulsions énergétiques des humains à la recherche de la plénitude. À la fois objet de méditation spirituel et révélateur de prouesses, le Graal n’est qu’un prétexte à l’action humaine mais, par là, il conditionne le comportement individuel et collectif de cet étrange compagnonnage que représente la chevalerie de la Table Ronde, tous étant à égalité auprès du roi, et pourtant si dissemblables, et tous responsables autant d’eux-mêmes que de la collectivité. Il y a là matière à d’amples réflexions sur la condition humaine et sur le délicat équilibre entre l’individu et le groupe, agglomérat (et non pas addition !) de volontés individuelles et de schémas communautaires. À  ce compte, on peut dire que les récits dits arthuriens ont les mêmes buts que les fameux exempla dont usaient et abusaient, au Moyen Âge, les prédicateurs et sermonneurs de tous bords lorsqu’ils voulaient atteindre le noyau de conscience de leurs auditeurs : il fallait réveiller dans cette conscience le désir d’accomplir, le désir de participer, d’une façon ou d’une autre, à la grande création universelle provoquée par le dieu au nom imprononçable de la Bible, confiée ensuite au genre humain, parce que ce deus agens avait décidé de devenir deus otiosus et de se retirer, le septième jour, pour voir comment ses « émanations » allaient pouvoir continuer l’œuvre entreprise.

En fait, ce thème du « dieu agissant » qui décide de devenir « dieu oisif » domine largement la seconde époque de l’épopée arthurienne. Arthur, jeune homme apparemment issu d’une famille modeste, honnête mais sans gloire, a été choisi par les puissances surnaturelles (est-ce par le Dieu des chrétiens ou par les étranges divinités celtiques invoquées par Merlin ?) : il est parvenu à retirer l’épée de souveraineté du perron dans lequel elle était fichée. Il est l’élu, celui qui a été choisi par une intelligence qui dépasse celle des hommes. Et là réside le problème : car, au XIIIe siècle, époque à laquelle s’organise le cycle légendaire arthurien, et à laquelle s’appliquent les règles sophistiquées de la monarchie de droit divin, le principe énoncé par saint Thomas d’Aquin fait force de loi : a Deo per populum, « Issu de Dieu à travers le peuple ». Il ne suffit pas d’être reconnu par Dieu pour être roi, il faut également l’être par le peuple, et Arthur, même s’il brandit l’épée flamboyante Excalibur, qui lui est incontestablement confiée, ne peut exercer sa fonction royale que s’il est accepté par le peuple, autrement dit par les princes de ce monde dont il n’est en dernière analyse que le primus inter pares, le princeps, la « tête », le « premier entre ses égaux ». Et tel n’est pas le cas au début de cette aventure chargée de significations diverses où se mêlent les données sociologiques, les impératifs politiques, les spéculations métaphysiques et les croyances religieuses. Arthur, même élu de Dieu, n’est rien sans ses pairs, car il n’est ni un despote à la mode orientale ni un dictateur à la mode romaine, il est un roi, un homme qui, au sens étymologique du terme indo-européen dont le mot roi est issu, doit rayonner autant qu’il le peut sur le royaume et sur ceux qui le constituent.

C’est dire le rôle essentiel du roi dans cette organisation sociale que tentent de mettre au point les concepteurs de la légende. L’origine celtique d’Arthur ne fait plus aucun doute[1] : il porte sur lui, quel que soit son degré d’intégration à l’image de la royauté chrétienne médiévale, des caractéristiques qui sont à rechercher dans les structures spécifiques des sociétés celtiques anciennes. Il est le pivot du royaume, lequel s’organise autour de lui. Mais lui-même est statique : une fois qu’il a prouvé sa valeur, sa conformité avec l’idéal, une fois qu’il est apparu dans tout son « éclat », il peut se dispenser d’agir lui-même, confiant la mise en œuvre de l’action à ceux qu’il juge capables de la mener à bien. Et dans ce rôle de pivot, il est aidé par le druide, son alter ego d’ordre spirituel pour ne pas dire magique : le druide et le roi forment le sommet de la pyramide sociale des anciens Celtes, reconstituant ainsi le duo mythologique indo-européen Mitra-Varuna, le premier étant le dieu des contrats juridiques et de l’équilibre statique, le second le dieu qui dérange systématiquement l’ordre établi dans le but d’assurer l’évolution constante de la société. Le roi et le druide sont le Lieur et le Dé-lieur, et rien ne peut se faire sans eux. Or, dans la légende arthurienne, ils sont présents d’une façon incontestable : ce sont Arthur et Merlin.

Et c’est à eux qu’incombe la lourde charge de refaire le monde, soit d’organiser, dans un cadre contemporain, donc chrétien (il ne peut en être autrement dans l’Europe occidentale des XIe – XVe siècles), une société idéale de type horizontal, caractéristique du système celtique, bâtie sur des rapports interindividuels qui ne sont jamais en opposition avec les rapports entre les individus et la collectivité. Le roi n’est jamais un tyran aveuglé par une soif de puissance : il n’est que la cristallisation des pulsions de ceux qui gravitent autour de lui, telle une étoile aux multiples planètes, chacune de celles-ci évoluant selon son rythme propre, sa trajectoire spécifique, circulaire ou en ellipse, sa coloration, sa luminosité, sa masse et ses vibrations. Et l’ensemble forme un système cohérent dans son apparente incohérence. D’où l’importance du symbole de l’ours dans cette histoire : le nom d’Arthur provient d’un mot celtique qui signifie « ours », et, effectivement, tout au long de ses aventures, il est tantôt en période d’activité, tantôt en période de latence, d’hibernation, ce qui justifie les nombreux rebondissements de l’épopée. Mais outre ce symbolisme terrestre, Arthur acquiert une dimension cosmique lorsqu’on en fait – symboliquement – l’étoile Arcturus et qu’on l’intègre au « Chariot », c’est-à-dire à la Grande Ourse. Ce symbolisme zodiacal n’a pas échappé aux conteurs du Moyen Âge, pas plus d’ailleurs qu’aux auteurs des figures du Tarot, pour lesquels il ne faisait aucun doute que l’arcane VII, dit « le Chariot », est une représentation d’Arthur, dans sa signification la plus profonde et aussi la plus « ésotérique ».

Car tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Le sanctuaire celtique, le nemeton, n’est pas une construction mais un espace au milieu de la forêt, ou en pleine nature, lieu privilégié de l’équivalence entre le Ciel et Terre, entre l’Invisible et le Visible. Grâce à ses pouvoirs diaboliques hérités d’un géniteur « incube », Merlin participe de l’invisible : il est toujours diable, en ce sens que, conformément à l’étymologie du mot, il « se jette en travers ». L’acte est diabolique, voire satanique, mais par la vertu maternelle, d’essence spirituelle et céleste, Merlin rétablit l’équilibre qu’avaient voulu rompre les puissances ténébreuses en commanditant sa naissance dans le monde des humains. Et, piqué au jeu, il se conduit en démiurge, expliquant les mystères, suggérant les événements qui seront accomplis par d’autres que lui-même, et traçant les grandes lignes d’un complexe social que son inspiration lui dépeint comme le meilleur dans le meilleur des mondes possibles.

Il ne se fait pourtant guère d’illusions sur les chances de succès de ce plan divin dont il est l’un des rares à avoir connaissance : il sait en effet que l’être humain est libre, et que la prophétie n’est jamais contraignante, ne représentant qu’une potentialité et non pas une fatalité. La « magie » de Merlin, quelle que soit sa redoutable efficacité, bute sur le libre arbitre humain. D’ailleurs, il greffe souvent sa propre action sur la libre action des autres : ainsi en est-il de la naissance du futur roi Arthur, fils du péché, fils d’un roi débauché et adultère dont Merlin favorisera l’intolérable et odieuse attitude pour mieux posséder et modeler l’enfant à naître, en qui il mettra tous ses espoirs. Hélas ! Arthur commettra, involontairement, inconsciemment, la suprême faute, l’inceste fraternel, provoquant ainsi la naissance d’un fils maudit, cet anti-Arthur qui sera la cause effective de l’écroulement définitif de la société idéale mise en place et maintenue tant bien que mal par les héritiers spirituels de l’enchanteur absent du devant de la scène. Et il en sera de même pour le « coup douloureux » qui sera à l’origine de l’effondrement du royaume du Graal, mais paradoxalement à l’origine des prouesses de la Quête du même Saint-Graal : Merlin aura beau avertir qui de droit, on ne l’entendra pas, et il devra se contenter d’être le témoin d’une tragédie qui n’en est qu’à ses débuts. Chaque chose ou chaque être contient son contraire, sa propre destruction. Merlin lui-même n’échappera pas à cette contradiction interne lorsqu’il acceptera de quitter le monde du visible pour accéder à celui de l’invisible que lui promet Viviane. Car Merlin est un être libre, comme le sont tous les héros de cette fantastique épopée, les femmes dont le regard de braise enflamme les corps et les âmes, les chevaliers qui, tels des saints, veulent toujours dépasser leur condition humaine, avec parfois un sens de l’orgueil qui paraît aussi démesuré qu’irrationnel.

Ainsi donc, dans un pays qui est décrit nettement comme l’île de Bretagne, mais qui représente en réalité un royaume mythique, tout a été préparé pour l’éclosion de la société arthurienne. Au gré des vicissitudes de l’Histoire, cette île, d’abord peuplée de femmes étranges et de géants non moins fantastiques, a suscité l’apparition d’un certain type de conscience : à l’établissement du domaine du Graal, apporté là par Joseph d’Arimathie et sa lignée davidique, domaine éminemment spirituel, correspond la genèse d’un royaume temporel de type fédératif qui va s’efforcer d’épouser les structures idéales du domaine invisible. À la table du Graal, réservée aux seuls initiés, dans le château de Corbénic, table sacrée qui est elle-même le reflet transitoire de la table de la Cène évangélique, se superpose une autre table, matérielle et morale celle-là, la Table Ronde, où ne sont admis que ceux qui ont prouvé leur valeur et leur efficacité dans les turbulences du siècle. Imaginée par Merlin, établie par le roi Uther Pendragon, elle sera maintenant confiée au roi Arthur qui sera le garant de sa vitalité et de sa permanence. Mais pour en arriver là, Arthur, bien qu’utilement conseillé par Merlin, devra lutter longuement contre les autres et contre lui-même en diverses circonstances, car rien n’est acquis d’avance.

Cette épopée reste exemplaire dans la mesure où elle est à l’image d’une humanité qui se cherche à travers un univers encore inachevé qu’elle a mission de conduire au but mystérieux fixé par Dieu. Mais Dieu, après avoir construit le cadre de l’action, se retire et laisse ses créatures prendre leurs responsabilités. Aucun acte, aucun geste, aucune pensée ne peut rester isolé, et l’individuel engage le collectif. Si l’un des chevaliers de la Table Ronde échoue dans sa tentative, son échec concerne l’ensemble de ses compagnons. Mais s’il sort vainqueur de l’épreuve, c’est toute la communauté qui est victorieuse. Ainsi se trouve réalisée, du moins sur le plan de l’imaginaire, la fusion de deux réalités antinomiques, le « un » et le « multiple ». Mais le chemin est rude, qui conduit au château du Graal, et peu nombreux seront ceux qui parviendront à en franchir les portes. Encore faudra-t-il comprendre ce qui se passe à l’intérieur de ce château. Et, pour l’instant, seul Merlin sait de quoi il s’agit : malheureusement, il n’est que le provocateur de l’action, et ce n’est pas à lui de mener les aventures à leur terme. Voilà pourquoi, tel Dieu après la Création, il se retire du monde, prenant le prétexte de son amour pour cette étrange Viviane, petite fille à la fois naïve et rusée qu’il a initiée pour qu’elle devienne la Dame du Lac, une nouvelle incarnation de cette Déesse des Commencements, entité divine dont l’ombre gigantesque se répand à travers les arbres de la forêt de Brocéliande.

Car la Dame du Lac aura pour mission d’initier à son tour celui qui, tout en n’appartenant pas à la Table Ronde, en sera l’incontestable moteur, Lancelot du Lac, le meilleur chevalier du monde, image héroïsée du dieu celtique Lug, le Multiple Artisan, le dieu hors fonction parce qu’il possède toutes les fonctions divines. Le schéma mythologique demeure intact à travers les métamorphoses du récit. Arthur et ses chevaliers sont des réactualisations des anciens dieux Tuatha Dé Danann, les peuples de la déesse Dana de la tradition irlandaise primitive : ce sont des dieux de lumière qui tentent d’organiser le monde. Mais, dispersées dans l’ombre des vallées ou quelque part dans le brouillard, les silhouettes inquiétantes des Fomoré, forces obscures du mal et de l’inconscient, s’agitent et sont prêtes à se jeter en travers de l’action divine. En fait, le monde n’existe que par l’opposition entre ces deux puissances, ou plutôt entre ces deux potentialités : c’est l’éternel combat entre l’Archange de Lumière et le Dragon des Profondeurs, et c’est l’équilibre entre ces deux potentialités qui assure la continuité de la vie. Le roi Arthur se trouve au centre d’une spirale qui se déroule et s’enroule au rythme d’une respiration cosmique à travers laquelle est mis en œuvre le souffle divin.

Ainsi s’engage une fantastique partie d’échecs. Le roi, qui est la pièce essentielle du jeu, demeure immobile ; mais il est le garant de l’harmonie, l’équilibrateur du monde. Autour de lui vont s’agiter les cavaliers, qui partiront en expédition pour agrandir le royaume, les fous qui illumineront le combat de leurs étincelles paradoxales, les tours qui protégeront la forteresse du roi. Et puis, il y aura la reine, toute-puissante, se déplaçant en tous sens, véritable détentrice de la Souveraineté, parce qu’elle est à l’image de la grande déesse-mère universelle. En l’occurrence, elle portera le nom symbolique de Guenièvre, en gallois Gwenhwyfar, c’est-à-dire « blanche apparition », ce qui indique suffisamment son rôle sacré. Arthur l’épousera en une sorte d’union hiérogamique qui n’a même rien à voir avec une histoire d’amour : et c’est autour de la reine que se dérouleront les lignes de forces, c’est dans les yeux de la reine que les chevaliers viendront puiser leur prouesse. Plus que jamais, la Femme est omniprésente dans cette épopée à la gloire de la prouesse masculine, car elle est la seule à pouvoir susciter la prouesse. Plus que jamais, « la femme est le devenir de l’homme », comme l’affirmera Hölderlin. Et cela justifie amplement les nombreuses figures féminines qui surgissent à chaque instant du difficile périple des chevaliers de la Table Ronde.

Tout est en place sur l’échiquier. Et c’est Merlin, le fils du Diable, qui, d’une chiquenaude apparemment fortuite, donne le signal qui met en jeu les forces en présence, dans une partie dont on n’imagine pas quelle pourrait en être la conclusion.

 

Poul Fetan, 1993.